Voici ce qui fut ici…

Texte inédit. Conte cruel et réel. Une sorte de fin du monde.



Voici ce qui fut ici, cela sera ou ne sera pas…

Le passé est trop grand. Vieil ogre, il a du sang sur les dents.

Quand j’aurais fini de brûler dans mon feu, je lapiderai les cendres.

Lorsque nous aurons fini d’appeler la pitié, nous rirons au son même de ce mot.
Lorsque nos peurs se laisseront oublier, il sera temps de mourir.
Nous serons prêts. Cœur rôti.

Le passé est immense. Des volières plein la poitrine, ça volette, ça palpite.
Lorsque nous le sentirons, nous ouvrirons les volières et partirons avec les oiseaux. Nous mourrons de ne pas savoir traverser l’air, nous mourrons de tant de place et d’air. Nous mourrons car nous ne savons pas voler.

Lorsque l’encrier sera vide, nous jetterons toutes nos feuilles par la fenêtre. À quoi bon ces cédilles, ces E dans l’O, ces accords et ces lignes ?
Le présent gobera tout et nous irons sans langage.
Nous mourrons car nous ne savons vivre sans lui.
Nous supplierons les bêtes de nous apprendre le leur mais elles nous ignoreront.

Le passé avale tout. Lorsqu’il nous aura gobés, que nous serons dans son ventre, nous chercherons nos mots. Ils auront levé l’ancre.

 

Nous serons la risée des arbres. Sur quoi sera posé le ciel, maintenant ?

*

Pourtant, nous avions tout. Même la cruauté était jolie. Souvent, le vent était mauve. Nous avions tout : la joie peignait l’air que nous respirions.
Nous avions tout : de l’enfance plein les doigts comme de la confiture, des voyages en bateaux plein les yeux, des musiques sur le rebord de nos paupières, toutes les musiques.
Nous avions tout : les saisons en file indienne, des couchants que nous notions comme des maîtres sévères mais justes, des sangrias rouge sang avec leurs barques d’oranges.
Nous avions sans posséder : tout était donné.
Nous avions d’autant plus que nous ne le savions pas.

*

Comme dans les contes, il était une fois ou il y avait une fois, au temps où les bêtes parlaient, le coq avait chanté, les chats avaient dansé, il y a si longtemps mais je m’en souviens très bien. Maintenant que je me calcine. Les flammes ravivent.

Un jour, plusieurs jours, en plusieurs fois, nos yeux tombèrent. Ils s’affaissèrent.
Seuls les bêtes et les enfants continuaient leur farandole.
Mais nous, nous les vignerons, nous les pourvoyeurs du feu pour le froid, de l’eau pour la soif et du vin pour la joie, la gratitude nous déserta. L’ironie vint.
Les cerisiers ne mirent plus le couvert pour les oiseaux. D’ailleurs, les oiseaux…
Cytise et rossignol disparurent de notre vocabulaire.
La perte fut mortelle. Et comme toute mort, définitive.

Nous sommes la risée des arbres.

Mai 2018

Photo de Une Clarisse Méneret. Photo ci-dessus Feggari Xouw. Je les remercie.

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Stephane
Stephane
il y a 2 années

Le texte porte autant que la musique. Il tourbillonne. Elle tourbillonne. Il est aspiré par ce ciel qui n’est plus soutenu par les arbres occupés à rire de nous. Ce texte est magnifique!

Jaja
Jaja
il y a 2 années

Merci pour ces belles saisons en file indienne, Ô juste plume, leurs heures au coeur, corps encore.
Et ces images parfaitement raccord, bravo Mmes les Médiums ! (À suivre bien sûr…)

Patrick Malod
Patrick Malod
il y a 2 années

Magnifique poème .
Merci Claire.
Aimons les arbres avant d’en devenir la risée…

Mina
Mina
il y a 2 années

J’aime la poésie de ce texte qui se lit de ressauts en ressauts, par approches successives, chacune étant comme une prise pour assurer la suivante.
Pour accompagner ce phrasé, la gravité bouleversante d’une photo qui laisse entendre la rumination séculaire et silencieuse de ce géant à la peau de pachyderme. Une seule voix !

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