À quoi ça sert, l’abyme ?

Le chapeau de cime est tombé dans l’abîme mais je n’ai pas répondu à la question du titre du billet

Coïncidence ? Je lis deux livres en ce moment écrits par deux femmes : La Ville dont la cape est rouge d’Asli Erdogan et Celle qui fuit et celle qui reste – 3ème volet de L’Amie prodigieuse – d’Elena Ferrante. Je ne suis pas féministe (quoique) mais la plupart des livres que j’ai envie de chroniquer sont écrits par des femmes.
La coïncidence évoquée au début est la suivante : les héroïnes des deux livres écrivent un livre. Dans le roman d’Erdogan*, les bribes notées par Ozgür en perdition à Rio de Janeiro sont en italiques. C’est sa façon de survivre : elle écrit, elle écrit sur ce qu’elle vit. Elle en mourra. Pour Ferrante, l’amour-haine des deux amies d’enfance est toujours lié à l’écrit. Elena, “celle-qui-a-réussi”, a écrit un livre sur sa jeunesse dans ce quartier napolitain – en fait l’histoire d’Une amie prodigieuse dont j’ai déjà parlé. Tout au long du livre Celle qui fuit et celle qui reste, il est beaucoup question de l’autre livre (le précédent d’Elena Ferrante) : il a donné le statut d’écrivain à l’ancienne gamine du quartier ; elle y dévoile “des choses sales” et on lui reproche ou l’en félicite.
Comme si ces femmes disaient : ce n’est pas moi qui écris, c’est l’autre, celle du roman. Mais simultanément, elles nous font plonger deux fois dans leur univers : par le livre qu’on lit et par l’autre livre, le livre dans le livre. En fait, l’abyme double la fiction.
On trouve beaucoup d’exemples de travaux en abyme essentiellement en littérature et en peinture, bien sûr. Pirandello, le Cyrano de Rostand, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker (remarquable !) et tant d’autres. Au cinéma, je me souviens surtout de La Rose pourpre du Caire (Woody Allen) et de La nuit américaine de Truffaut mais il y en a une kyrielle.
Quant à la peinture, premier art à avoir usé de l’abyme – et avec le miroir, c’est nettement plus facile –  il y en a tant que je vais au maximum : le triple autoportrait de Norman Rockwell. À noter, sur le chevalet les portraits de Dürer, Rembrandt, Picasso et van Gogh.

Triple autoportrait Norman Rockwell 1960
La Vache qui rit Benjamin Rabier

Et là, ma découverte de l’abyme avec la vache qui rit quand j’étais enfant. Ici, c’est celle de Benjamin Rabier, bien plus belle que celle que nous avons connue après. Et l’abyme est déjà là : la vache sur la boucle d’oreille de la vache qui elle même etc. abîme sans fond, sans fin. La limite ? Quand l’œil ne peut plus voir. Mais la vache est encore là avec sa boucle d’oreille.

Les livres d’Asli Erdogan, écrivain turc emprisonnée pendant des mois, sont régulièrement cités sur Facebook par Véronique Hoffmann-Martinot.

Pour la musique, le choix entre le clip de Michel Gondry sur la chanson de Björk : toute une histoire d’enchâssement : One day, I found a big book…

Et Miroir dans le miroir (Spiegel im spiegel) d’Arvo Pärt. J’ai souvent proposé cette musique. Que ceux qui ne l’aiment pas me pardonnent. Elle m’apaise et m’emmène si loin…

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Christine
Christine
il y a 6 années

Bon, Claire, je garde Part (tu n’en seras pas surprise…très beau concert vendredi avec Vanessa Wagner) et….La goûteuse vache qui rit, valeur sûre !
Belle chronique.

Nana Massart-Lalanne
Nana Massart-Lalanne
il y a 6 années

Comme c’est curieux, quelle coïncidence ! je viens de dévorer ” l’amie prodigieuse” et ” le nouveau nom” d’Elena Ferrante.
Je freinais ma lecture lorsque je voyais les pages tourner trop vite pour rester plus longtemps dans cette histoire romanesque.
Quant à l’abyme, il faut que je réfléchisse et m’instruise mieux, je comprends “abysse et abyssal” mais je manque de gymnastique de l’esprit….. Est-ce le fait ou les choses qui font boule de neige?

laura
laura
il y a 6 années

Belle réflexion … et ouverture sur l’abyme! merci.
Quant à Pärt, je comprends la nécessité, cette tranquillité, cette absence de tout avec le doux balancement consolateur. La berceuse que rien ne vient troubler;
et l’avancée dans …. L’abyme.
lequel? le vide que crée parfois la musique en nous; vide nécessaire.

Patrick Malod
Patrick Malod
il y a 6 années

Asli ERDOGAN qui vient il y a peu -et peut être hélas provisoirement- de recouvrer la liberté ….
http://www.liberation.fr/planete/2016/12/29/la-romanciere-turque-asli-erdogan-liberee_1538060

Claude
Claude
il y a 6 années

Björk, j’aime tellement le livre qui s’écrit au fur et à mesure qu’on le lit, si belle idée – merci Claire je n’avais jamais vu le clip de Gondry.

Jaja
Jaja
il y a 6 années

Bien vu ce billet plongeon, et ricochets, dans cette fiction mise en abîme, merci.
Mais j’ai toujours trouvé, pourquoi d’ailleurs?, le procédé “facile”, comme un raccourci aisé pour une fiction toute prête. Surtout dans “La Vérité sur l’affaire Harry Quebert” de Joël Dicker…
Cette critique ne concerne que les autres bien sûr, car je n’hésite pas à abuser du jeu pour des images d’images. Nouvelle image, parfaitement imaginée bien sûr, comme je me l’imagine! ;-(
Soudain me revient cet abîme dans les compartiments SNCF, vous vous souvenez? Le paysage regardait à l’intérieur, dans ce vis-à-vis des deux miroirs, couloir, inspirant?
L’abyme, le juste retour de l’art qui remonte à la surface.
Note : en musique, je pense à Glass, en particulier à ses Glassworks aux multiples rebonds identiques, répétés à l’infini.

Jaja
Jaja
il y a 6 années
Reply to  TempesduTemps

Merci, mais éclairé(s) de sombre! 😉
Dans la série abyme, “Reconnaissance” de Pierre Péju (Gallimard 2017; à la suite d’un entretien sur France Inter, “L’heure bleue” de Laure Adler, 13 janvier 2017), semble appartenir à ce ricochet de l’être, plongeon aérien (pas encore lu, mais envie de…).

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