J’ai aimé Paul AUSTER dès L’Invention de la solitude. J’ai continué avec la Trilogie new-yorkaise. Je n’ai pas cessé d’y trouver du bonheur. J’ai adoré le film Smoke. Et puis il y a ce petit livre étrange, à la fois à la marge et typique de l’œuvre puisque c’est toujours l’identité que l’écrivain questionne.
Premières lignes de Seul dans le noir :
Seul dans le noir, je tourne et retourne le monde dans ma tête tout en m’efforçant de venir à bout d’une insomnie, une de plus, une nuit blanche de plus dans le grand désert américain. À l’étage, ma fille et ma petite-fille sont endormies, seules, elles aussi chacune dans sa chambre : Miriam, quarante-sept ans, ma fille unique, qui dort seule depuis cinq ans, et Katya, vingt-trois ans, la fille unique de Miriam, qui a dormi quelques temps avec un jeune homme du nom de Titus Small mais Titus est mort et maintenant Katya dort seule avec son cœur brisé.
C’est August Brill qui parle. Bien malin celui qui pourrait résumer ce qu’il raconte. Il parle de conflits. Il parle au présent, au futur antérieur dans d’improbables uchronies, à l’imparfait, il parle de et à des gens qui existent. Il parle à des gens inventés. Les femmes avec lesquelles il vit sont réelles mais la nuit, elles dorment. Pas lui. Alors, il se raconte des trucs… qu’il invente ou qui ont existé. Il convoque le passé et le malaxe, l’invente, le régurgite. Les gens sont si vivants dans leur présence de papier y compris les morts !
En apparence, le style est dépouillé. On sent bien que les premiers pas de l’écrivain ont eu lieu en poésie. Mais derrière cette écriture directe, on trouve une grande complexité d’architecture où les passerelles entre réalité et fiction sont ténues, où les histoires dans l’histoire sont montées en trompe-l’œil. Est-ce ainsi que se construit le roman ?
Sommes-nous, oui ou non, dans le monde réel ? Comment le saurais-je ? Tout ce que je vois paraît réel. Je suis assis dans mon propre corps, mais en même temps je ne peux pas être ici, n’est-ce pas ? Je suis d’ailleurs. Vous êtes ici, tout à fait. Et vous êtes d’ailleurs.
Ce qui ne peut pas être les deux à la fois. Ce doit être l’un ou l’autre.
Le nom de Giordano Bruno vous dit-il quelque chose ? […] Un philosophe italien du XVIe siècle. Il soutenait que si Dieu est infini, et si la puissance de Dieu est infinie, il doit y avoir un nombre infini de mondes.
Le grand sujet reste la guerre, la vraie, celle où l’ami de sa petite-fille est mort. Puis une guerre civile qu’August invente, avec ses personnages, ses enjeux, ses folies. Et enfin, la guerre que nous nous menons, que nous menons contre des passés qui ne passent pas. Ou qui passent.
Dernières lignes :
Et ce monde étrange continue de tourner.
Le visage de Miriam s’éclaire d’un large sourire. Je le savais, dit-elle. En tapant cette citation, je me disais : celle-ci va lui plaire. Elle pourrait avoir été écrite pour lui.
Ce monde étrange continue de tourner, Miriam.
La béquille à la main, elle revient vers le lit et s’assied près de moi. Oui, papa, dit-elle, en examinant sa fille d’un air soucieux, ce monde étrange continue de tourner.
Paul AUSTER – Seul dans le noir – Actes Sud, 2007 – trad. de l’américain par Christine Le Bœuf