L’ART DE RACONTER
Je n’aime pas du tout quand les autres le font mais parfois je ne peux m’empêcher : je le fais aussi. Ma victime préférée, c’est mon camarade-mari. Parce qu’il est d’une patience archangélique, parce qu’il est doté de l’écoute flottante du psychanalyste, parce qu’il est le seul à supporter ça et qu’il oubliera très vite ce petit quart d’heure désagréable.
Au départ, je n’ai pas vraiment l’intention de le faire. Je désire juste donner une petite idée de ce que j’ai vu, brosser le canevas. Ce n’est qu’au fur et à mesure, prise dans la réminiscence, la « revivance » de l’instant et le désir de partager que je me trouve embringuée dans le déballage total. Et c’est parti… Il était une fois. Alors, tu vois… Et je raconte.
Un haussement de sourcils du-dit camarade et je m’aperçois que j’ai oublié de dire quelque chose qui fait complètement défaut pour la compréhension de l’histoire (quand il y en a une). Alors petit flash-back : « Ah oui, parce que j’ai oublié de te dire que la bonne femme, enfin, pas celle-là, l’autre, celle du début, tu vois , eh bien, elle est veuve… » Et parfois, presque énervée : « Non, pas le moustachu, en fait, lui il est sympa ! » Ainsi va le récit, chaotique, avec ses bonds (trop) en avant, ses retours obligés, ses incohérences. Au beau milieu de ce qui tente d’être narratif, une incise : « Et là, tu sais ce qu’il lui dit ? Un truc magnifique ! Une phrase superbe, poétique… Comment il dit ça, déjà ? » Et le fil est rompu, le camarade perdu et inversement. Ça ne fait rien.
À la fin, parce qu’il faut bien arrêter, on regarde le rétro et on voit une bouillie informe, un magma confus, des gens qui parlent dans tous les sens, des situations éclatées tous azimuts et on dit : « C’était vachement bien ! J’aurais voulu que tu le vois, ce film ! »
Le camarade rit et dit : mais je l’ai presque vu !